Nous reproduisons ci-après l’analyse de Christian Escallier, directeur général du cabinet Klopfer, de la décision du Conseil d’Etat annulant les tarifs d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe 3, pour la partie distribution), à la suite d’un recours formé par le Sipperec*.
Nous remercions Christian Escallier de cette contribution.

La décision du Conseil d’Etat est consultable ici avec le communiqué du Sipperec. Vous pouvez consulter également l’analyse juridique de Mounir Meddeb, Avocat à la Cour (cabinet Energie-Legal).

Mis à jour le 6 décembre 2012: « Moody’s annonce avoir abaissé la perspective de la note Aa3 d’EDF, qui passe de ‘stable’ à ‘négative’, notamment après la décision du Conseil d’Etat sur les tarifs de l’électricité. »

———————-

« Les développements à venir exposent les tenants et aboutissants financiers de l’annulation du Turpe 3 au vu de la décision du Conseil d’Etat et des conclusions du Rapporteur public qui l’accompagnent.

Le point de départ : le Turpe, un tarif censé couvrir les coûts de l’acheminement électrique

Aux termes de la loi du 10 février 2000, le Turpe doit refléter l’ensemble des coûts engagés par le distributeur – au titre de l’exploitation et de l’investissement-, nets des recettes annexes (contributions aux raccordements…).

Le schéma consultable ici expose les grandes masses retenues par la CRE au titre de la distribution lors de la préparation de Turpe 3 en 2008-2009). En moyenne 10,1 Mds € de charges étaient à couvrir, atténuées par 1,7 Md € de recettes annexes, soit un Turpe ERDF de 8,4 Mds €/an.

L’investissement est intégré au tarif sous deux formes :
– l’amortissement des ouvrages : quand ERDF investit 100 sur une durée de 40 ans, le Turpe lui apporte 2,5/an (100/40),
– la rémunération de l’ensemble des capitaux mis en œuvre à un taux d’intérêt moyen que la CRE a fixé à 7,25%. Appliqués à la trentaine de Mds € de capitaux qu’ERDF était censée avoir mobilisés, ces 7,25% engendrent un revenu moyen de 2,2 Mds €/an, soit plus d’1/4 du Turpe.

Point incident, mais important : le Turpe n’est pas un prix de concession classique, qui rémunère l’entreprise au forfait. Les investissements sont imputés au réel dans le tarif. ERDF n’est donc pas fondé à expliquer, comme il le fait souvent aux collectivités concédantes, que le Turpe lui «alloue une enveloppe» pour investir. Plus il dépense, plus il est rémunéré !

La sur-rémunération des capitaux investis

Le recours du Sipperec portait en premier lieu sur le mode de calcul des 2,2 Mds € de rémunération des capitaux investis.

Penchons-nous pour commencer sur le raisonnement de la CRE.
Celle-ci observe qu’ERDF, déduction faite d’apports des concédants antérieurs à 2005, détient une trentaine de Mds € d’immobilisations nettes. Elle en déduit que l’entreprise a dû mobiliser une trentaine Mds € de financements nets. Rien que de très logique jusque là.
… sauf que, au lieu de s’intéresser à la réalité de ces financements, elle adopte une approche «normative», «économique». La CRE pose ex cathedra qu’ERDF a mis en œuvre:
– 40% de fonds propres, coûtant environ 11% à rémunérer,
– et 60% de dette contractée à un taux d’intérêt de 4,80%.
Le taux moyen pondéré de cette ressource panachée ressort à 7,25%.

Le SIPPEREC a fait observer que cette approche «normative» niait une spécificité française: l’existence des concessions et des ressources que celles-ci généraient.

A l’appui de son propos, le Syndicat a produit le bilan d’ERDF et plus particulièrement son passif (autrement dit, en comptabilité, les ressources de financement des actifs). Or ce bilan, synthétisé ici, révèle:
– qu’ERDF n’a pas un euro de dettes financières, là où la CRE en voyait 60%,
– que les fonds propres (3,5 Mds €), procurés par la maison-mère EDF, sont inférieurs à 10% des financements globaux.
> Au demeurant, ces 3,5 Mds € de fonds propres sont «rendus» à la maison-mère via 3,5 Mds € de trésorerie déposée chez celle-ci (cf. actif). Cette somme équivaut à plus d’une année d’investissement national de l’entreprise…
– que l’essentiel des ressources consiste dans les «droits des concédants» et les «provisions pour renouvellement», en clair des sommes apportées par les collectivités locales et les usagers et qui ne coûtent donc rien en intérêts.

Le Sipperec pointait donc que, au sein du passif, seuls les fonds propres «coûtaient» à ERDF: il est légitime de rémunérer son actionnaire et le rendement retenu par la CRE, de l’ordre de 11%, n’avait rien de critiquable. Que le Turpe paie 0,3 à 0,4 Mds €/an (11% de 3,5 Mds €) ne se discutait donc pas, mais assurément pas 2,2 Mds €/an !
La sur-rémunération estimée – 1,8 à 1,9 Mds €/an – correspond à près de 10% d’une facture électrique moyenne …

Le Conseil d’Etat a donné raison au Syndicat, usant de mots particulièrement explicites: «la CRE a évalué le coût moyen pondéré du capital comme si le passif d’ERDF avait été constitué à 40% de fonds propres et à 60% de dettes; (…) en s’abstenant ainsi (…) de prendre en considération les comptes spécifiques des concessions (…) ainsi que les provisions pour renouvellement des immobilisations, la CRE et les ministres ont retenu une méthode erronée en droit et ainsi méconnu (…) la loi du 10 février 2000.» La haute juridiction a jugé la faute suffisamment lourde pour nécessiter un «recalcul» depuis 2009.

Mais elle n’a pas statué sur le coût effectif du passif, laissant le soin à la CRE (et au Gouvernement) de proposer une nouvelle méthode calée sur la réalité du bilan d’ERDF. Il est donc impossible à ce jour de quantifier l’éventuel «remboursement» et l’ajustement à la baisse que comportera TURPE 4.

Des provisions doublement ignorées

Depuis une vingtaine d’années, EDF/ERDF constituent, grâce au tarif, des provisions en vue du renouvellement des réseaux existants. Le passif du bilan d’ERDF (cf. supra) atteste de ce que 10 à 11 Mds € ont ainsi été apportés d’avance par les usagers sans avoir été pour l’heure consommés en vertu de leur objet.

Régulièrement pressée par les concédants marris de la dégradation du réseau de mobiliser cet argent, ERDF ne manque pas une occasion de signaler que la ressource… n’en est pas une, que les provisions consistent en une simple écriture comptable et que, pour preuve, il n’a pas 10-11 Mds € en caisse.
C’est aller un peu vite… Rien n’oblige en droit français à sanctuariser sur un compte les provisions accumulées. Dans l’attente d’une utilisation conforme à leur objet, les sommes peuvent être utilisées à discrétion de l’entreprise. C’est ce qu’ERDF a fait et que nul ne doit songer à lui reprocher. Elle s’est servie de cet argent financer d’autres investissements sans avoir à emprunter.

L’autre volet du recours du SIPPEREC portait sur l’«oubli» par la CRE de ces provisions pour renouvellement.

En clair, lorsqu’ERDF investit 100 dans un renouvellement, le tarif est mécaniquement réévalué sur la base de l’intégralité de ces 100, sans la moindre considération de ce que les usagers en ont déjà payé une large part (en moyenne 70 à 80 sur les réseaux) via la provision!
Le SIPPEREC pointait cette double-rémunération et en demandait la correction, au profit des usagers. Il en va de 300 M€/an en moyenne …

Ce contentieux est jugé dans un contexte tendu où les concédants s’offusquent des récupérations récurrentes de provisions par ERDF (1,2 Md € depuis 2007 …).

Le Rapporteur public a eu des mots très clairs sur le sujet, précisant que les provisions ne pouvaient être regardées comme des capitaux propres d’ERDF et, reprenant la position de plusieurs chambres régionales des comptes, selon laquelle les provisions non-utilisées devraient être reversées aux collectivités concédantes en fin de contrat. Telle n’est pas la position d’ERDF.

Il reste à voir comment, là encore, la CRE et le Gouvernement prendront acte dans le nouveau Turpe de ce statut clairement donné aux provisions.

Les enjeux de la décision du Conseil d’Etat : faut-il craindre moins d’investissement dans les réseaux ?

Imaginons que la CRE, tirant les enseignements de la décision du Conseil d’Etat diminue le Turpe, autrement dit la rémunération d’ERDF. D’aucuns prédisent déjà un recul des investissements dans les réseaux (sachant qu’ERDF peine déjà depuis 4 ans à respecter la trajectoire indicative arrêtée par la CRE dans le cadre de TURPE 3…).

Il faut à cet égard rappeler plusieurs «évidences»:

– Le Conseil d’Etat n’a nullement remis en cause le dédommagement au réel des investissements d’ERDF, inhérent à la mécanique du Turpe (cf. supra). Il programme juste une diminution de la rémunération, jugée non-conforme à la réalité, des capitaux investis!
– Avoir rappelé le statut réel des provisions pour renouvellement assurera, espérons-le, que celles-ci reviennent au réseau plutôt qu’aux actionnaires d’ERDF. En ce sens, l’investissement serait conforté.
– ERDF dispose d’une trésorerie équivalente à plus d’une année d’investissement, qu’il met pour l’instant à disposition de sa maison-mère, participant de facto au désendettement du groupe. Que ne redirige-t-il pas cette trésorerie vers les réseaux ?
– ERDF est en fait beaucoup plus rentable que ne le laissent penser ses 0,3 Mds € de bénéfice courant moyen avant impôt. Une question aurait dû interpeler les observateurs : pourquoi les 2,2 Mds €/an de rémunération de capitaux que lui a offert le TURPE, en l’absence de toute charge dédiée, ne se retrouvaient-ils pas en résultat? Il y aurait lieu de s’interroger sur la comptabilité du distributeur …

A vrai dire, la décision du Conseil d’Etat risque de servir d’alibi à une inflexion qui aurait eu lieu dans tous les cas. Il y a de cela 5 mois, le président d’EDF, en présentant les résultats semestriels du groupe (EDF + ERDF + RTE + …), prévenait son auditoire: «notre dette représente 2,5 fois notre excédent brut d’exploitation, qui est le maximum de ratio d’endettement que nous nous sommes fixé. C’est la raison pour laquelle (…) nous avons la volonté de revoir notre trajectoire d’investissement.»

Il est permis de craindre que, une nouvelle fois, ERDF ne fasse les frais d’une stratégie de groupe qui voit dans sa filiale un bonificateur de ratios consolidés (zéro-dette pour ce qui la concerne, trésorerie opulente, cash-flows abondants).

Christian Escallier, directeur général du cabinet Klopfer »

———-
* Le cabinet Klopfer est conseil du Sipperec.